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"Les consommateurs changent leurs pratiques, c’est indéniable"

"Les consommateurs changent leurs pratiques, c’est indéniable"

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Majdouline Sbaï est sociologue spécialisée dans l’environnement. Elle travaille depuis cinq ans sur l’industrie textile qui a marqué l’histoire de sa région, le Nord de la France. Autrice de l’ouvrage "Une mode éthique est-elle possible ?" (Rue de l’Échiquier, 2018) et organisatrice du premier forum national de la mode circulaire, elle est membre de l’association Nordcréa. Entretien.
DR

[Cet article a été initialement publié dans le guide IDÉES PRATIQUES #3: La mode éthique dans nos dressings, réalisé par ID L'Info Durable.]

Comment l’industrie de la mode a fini par être capable du meilleur comme du pire : gommer les différences sociales et polluer autant ?

L’industrie de la mode peut être considérée comme une industrie créative, très liée à l’art et la culture. Avec la création du prêt-à-porter, la filière mode et habillement a permis aux citoyens/consommateurs d’avoir la possibilité de ne plus être "assignés socialement" par leurs vêtements. D’une certaine manière, cela permet l’émancipation et l’atténuation des barrières sociales. Dans le même temps, comme tous les secteurs économiques, la mesure du succès des entreprises de mode reste la croissance. Produire toujours plus, toujours moins cher et toujours plus vite, pour vendre toujours plus.

Cela a conduit l’industrie de la mode à s’engager dans une accélération des collections, des offres, du rythme des soldes, tout en utilisant les leviers puissants du marketing, afin que les consommateurs achètent toujours plus et au-delà de leurs besoins. Pour produire moins cher et accroître leur marge (même en cas de vente au rabais), les entreprises ont fait appel à des sous-traitants dans des pays à bas coût de main d’œuvre, principalement en Asie du Sud-Est, à faible réglementation sur les droits sociaux et sur les impacts environnementaux. Finalement, en se développant à très grande échelle et volume, aussi créative et inspirante soit-elle, la mode n’a pas échappé à la frénésie productiviste, elle est même devenue un des emblèmes de l’économie linéaire et du gaspillage.

Tout est parti des industriels, ou les consommateurs ont leur part de responsabilité ?

Dans le secteur de la mode, les créateurs, les enseignes et les marques ne vendent pas que des vêtements. Ils vendent un univers, incarné parfois par des icônes. Au travers de ce que nous portons, nous exprimons notre identité ou ce que nous souhaitons être aux yeux des autres. L’influence des entreprises est donc considérable sur le choix des consommateurs. Elle active par le marketing ce levier profond de transformation et d’amélioration de soi. De plus, décrypter la complexité de l’organisation de la fabrication et de la distribution des produits de mode et d’habillement est un vrai défi pour les consommateurs. Orienter ses choix vers de meilleurs produits d’un point de vue environnemental et s’affranchir de la tentation du "shopping loisirs" si profondément ancrée, ce n’est pas si simple.

Les jeunes créateurs montrent l’exemple d’une autre mode, et la seconde main est en passe de devenir une nouvelle norme.

S’habiller reste pour beaucoup d’entre nous un marqueur culturel et social, il faudrait repenser ça ?

Depuis l’aube de l’humanité, les vêtements étaient ornés. C’est à dire que la confection ne se limitait pas à l’aspect utilitaire. Je crois que cette possibilité de s’exprimer à travers ses vêtements est une richesse. Il ne s’agit pas forcément, comme cela a été le cas ces dernières décennies, de démultiplier les logos, les marqueurs de tendance, etc. Ce langage non-verbal accompagne les personnes dans leur parcours de vie.

Qu’est-ce qui n’est pas tenable dans la fast fashion aujourd’hui ?

Le volume de production, les faibles moyens financiers consacrés à la fabrication, le rythme des collections, et les soldes permanentes.

Les gros acteurs annoncent tous qu’ils vont changer, on peut les croire ?

Je dirais qu’ils n’ont pas le choix. Sauf à continuer à naviguer à vue. Les consommateurs changent leurs pratiques, c’est indéniable. Les jeunes créateurs montrent l’exemple d’une autre mode, et la seconde main est en passe de devenir une nouvelle norme. L’ère de la dématérialisation a sonné chez les plus jeunes. L’expérience devient plus importante que la possession. L’essor du digital dans l’achat de produits de mode bouleverse les marchés et crée des concurrences plus vives et incertaines. Même s’ils ne changent pas pour des raisons morales, ils sont obligés de s’interroger pour des raisons économiques.

Quant aux effets des engagements pris, il faut les mesurer très concrètement, et je crois que l’ère des actes concrets et mesurables a largement sonné. Cela ne se décrète pas mais se construit en y consacrant vraiment de la matière grise, de l’énergie, des moyens y compris financiers. Compter uniquement sur les bonnes volontés risque cependant de prendre trop de temps, il faut renforcer la réglementation sur le gaspillage, sur la composition des produits, sur l’utilisation de matières recyclées ou encore sur les soldes.

La récente crise de la Covid-19 a interrogé un grand nombre d’entre nous sur notre modèle de société : la fast fashion a de quoi trembler ?

Quand un des leaders mondiaux de l’habillement voit près de la moitié de ses magasins fermés, et que son concurrent perd 46 % de chiffre d’affaires, probablement qu’il n’y est pas insensible. C’est trop tôt pour le dire, mais nous avons pu ressentir chacun, comment l’échelle des valeurs, de ce qui compte au quotidien pour nous, a été bouleversée par cette expérience. Probablement que nous atteindrons à un moment proche ou lointain un effet de seuil quant à l’aspiration à un nouveau modèle de société qui s’incarnera dans des choix suffisamment visibles et massifs en termes de consommation.

Propos recueillis par Valère Corréard.

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=> Lire notre Guide de la mode

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