"Notre objectif : fabriquer des vêtements de montagne différemment"
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On l’appelle aussi "perdrix des neiges”. Le lagopède est un bel oiseau montagnard. Blanc comme neige pendant l’hiver, son pelage est marqué de brun en été. “C’est un animal qui vit de peu de choses, s’adapte et se fond dans son environnement. Il rassemble bien toutes nos valeurs : frugalité, discrétion et impact léger sur la nature”, illustre Christophe Cordonnier, co-fondateur de Lagoped, marque de vêtements outdoor inspirée par le secret volatile.
Loin des terres fréquentées par le gallinacé alpin, Christophe a grandi en région parisienne. Après des études de droit et d’économie, il passe 20 ans dans la banque et la finance. “J’ai beaucoup bougé, notamment dans les pays de l’ex-URSS, pour travailler sur des sujets liés aux matières premières (pétrole, métaux, matières agricoles…). Cela a créé chez moi une certaine sensibilité au sujet de l'extraction des ressources dans des pays lointains…”, raconte-t-il.
Le lagopède rassemble bien toutes nos valeurs : frugalité, discrétion et impact léger sur la nature.
En parallèle, il passe beaucoup de temps en montagne : “Cette passion m’a toujours habité. Depuis que je suis enfant, j’adore les reportages animaliers et j'aime aller dans des endroits sauvages. J’ai commencé avec des groupes de copains, d’abord par l’escalade, puis la randonnée et l’alpinisme”.
Quand vient l’idée d’une reconversion, il est clair que le projet sera lié aux sommets. “Suite à des rencontres, coïncidences et discussions, je suis venu au textile. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de vêtements techniques qui correspondaient à mes valeurs”, se souvient Christophe. L’aventure commence avec deux copains rencontrés en montagne, Pierre Derieux, consultant en stratégie devenu animateur de tiers-lieu, et Julien Désécures, ingénieur reconverti en guide de haute-montagne. Ce dernier enseigne et partage beaucoup : il est également professeur à l’ENSA (Ecole Nationale de Ski et d’Alpinisme) et auteur d’un topo-guide sur la face nord des mythiques Grandes Jorasses, dans le Massif du Mont-Blanc.
Choisir une voie exigeante
Il faut donc commencer par plancher sur le cahier des charges et l’ADN de la future marque de vêtements pour la montagne. Dès le départ, “notre objectif, c’est de fabriquer des vêtements différemment et de maîtriser l’impact au maximum”. En 2017, le trio dépose un dossier auprès d’Outdoor Sports Valley, un “accélérateur de la filière outdoor”, à Annecy.“La veille du comité de sélection, je suis allé faire du ski de rando et dormir, seul, dans la Vanoise. J’ai croisé des lagopèdes, et cela a en quelque sorte scellé le nom de la marque”, se remémore Christophe.
Notre objectif, c’est de fabriquer des vêtements différemment et de maîtriser l’impact au maximum.
La rencontre avec le groupe de volatiles s’avère de bonne augure, puisque l’équipe est choisie pour être incubée, de l’idée à la première commercialisation : “Cette expérience nous a apporté un bon réseau. Et nous avons surtout pu affiner la proposition de valeur et réfléchir à nos différences. ”.
Cette proposition, justement, c’est de ne pas se contenter de soigner la partie visible de l’iceberg, la confection des vêtements… Car avant cette ultime étape, il faut produire les fibres, les fils, tisser les rouleaux voire les teindre. “Ce qui a le plus d’impact, c’est le “sourcing”. Comment on génère les matières. Nous travaillons sur le “sourcing” ET le “manufacturing””, explique Christophe. L’équipe passe donc une bonne année à sourcer des partenaires et fournisseurs.
En pratique, le trio choisit d'abord d'utiliser une grande majorité de matières recyclées : “Nous voulons sortir de la logique d'extraction et réduire notre pression sur la nature". À ce jour, les reliquats pas encore recyclés sont une part d'élasthanne (10% maximum) dans certains produits et des petits accessoires comme les cordons ou les zip.
Nous voulons sortir de la logique d'extraction et réduire notre pression sur la nature.
En parallèle, “nos vêtements sont entièrement produits dans l’Union européenne, dans un environnement homogène de normes sociales et environnementales”, précise Christophe. Et ce, de A à Z, de la collecte des déchets à la couture du dernier détail. Bien sûr, c’est plus cher et plus compliqué… “Le tissu conventionnel a 30 à 40 ans d’avance sur le tissu recyclé. Donc, il faut de la demande et des investissements. Sourcer ces matières, c’est aussi participer au développement de ces filières”, souligne l’entrepreneur.
Rester dans l’UE, c’est une manière d’assurer la qualité grâce au savoir-faire textile européen, de bien rémunérer chaque maillon de la chaîne et de limiter les impacts environnementaux. Pour Christophe, c’est aussi une question de contrôle et de responsabilité : “Bien sûr, on peut demander à un fabricant asiatique de produire conformément au règlement européen REACH [qui encadre l’utilisation de substances chimiques, ndlr]. Mais cela se base sur des audits et des papiers… Dans un environnement homogène, on a tous les mêmes règles. La question du procès se pose et la responsabilité peut être engagée”.
Nos vêtements sont entièrement produits dans l’Union européenne, dans un environnement homogène de normes sociales et environnementales.
Des vêtements pour l’aventure
Les premiers vêtements sont fin prêts et l’aventure démarre, sur le site web de la marque et dans quelques magasins. Le catalogue propose des basiques pour la montagne : polaires, pantalons de randonnée et de ski de rando, pulls, tee-shirts… Les vêtements techniques comme la veste de montagne sont dits “3 couches”. Tout simplement parce qu'“une membrane, fine et isolante - un peu comme du film alimentaire ! - est enfermée en sandwich entre deux couches de tissu : un tricot qui laisse passer l’humidité, cette fameuse membrane et un tissu extérieur hydrophobe”.
Prenons l’exemple de la veste de montagne EVE2 (déclinée en version pour les femmes et pour les hommes) : le fil extérieur, fabriqué en Italie à partir de bouteilles en plastique recyclées, est tissé et teint en Ardèche. La membrane est produite par la société allemande Sympatex : c’est un polyester issu de chutes de membranes recyclées pré-consommation (récupérées chez des industriels). La couche intérieure est une fine maille italienne, en polyester recyclé. Les trois couches sont associées ensemble en Autriche… Enfin, la veste est confectionnée en Pologne.
Marque engagée
Dès les premières collections, il a fallu se faire une place au soleil, dans un secteur assez standardisé. “Si vous allez dans un magasin de sport, vous vous retrouvez avec un mur de vestes techniques : toutes faites dans la même matière, avec le même zip, venant parfois de la même usine. La différence, c’est le logo et la couleur. Nous, on vient avec une offre différente”, illustre Christophe.
Comment on en est arrivé là ? “À la fin des années 1990, les marques ont délocalisé pour chercher de la marge. Mais quand on a choisi une voie, c’est difficile de faire demi-tour. Surtout quand la raison principale, c’est l’argent. De plus, dans le domaine des vêtements techniques, un grand acteur a une position dominante dans la fabrication de tissu membrané. Son nom est même passé dans le langage courant !”
Outre les conditions de fabrication et de matières, Lagoped touche du doigt une autre problématique : de nombreux vêtements techniques sont rendus imperméables grâce à des composés fluorés (PFC). “Avec ça, vous pouvez renverser un pot de mayonnaise sur la veste, elle ressort non tâchée. Mais c’est un perturbateur endocrinien persistant, néfaste pendant la fabrication, sur les vêtements et dans la nature”, dit Christophe. En effet, une analyse menée par Greenpeace en 2016 montrait qu’une grande majorité de produits de sport testés contenaient ce type de produits chimiques. L’année précédente, l’ONG recueillait des échantillons d’eau et de neige dans huit régions montagneuses et reculées de la Terre : tous étaient positifs aux PFC. “Bien entendu, ces produits polluent aussi l’environnement des régions où les textiles sont fabriqués”, soulignait l’association.
Pour éviter ce fléau invisible, Lagoped garantit donc qu'aucun PFC n'est utilisé dans les membranes et les produits déperlants. Ces derniers ne bloquent pas complètement l’eau en cas de grosse pluie, mais la membrane Sympatex joue ce rôle.
Durabilité
Depuis les premiers produits lancés en 2017, la marque a bien grandi. En plus de la grosse phase de commercialisation, l’équipe a créé tout un univers. “Nous équipons des pros, des guides, des moniteurs, des pisteurs… Et beaucoup de passionnés et de gens qui travaillent en montagne, comme ceux qui font l’entretien des routes”, explique Christophe. Lagoped est même aujourd'hui le partenaire officiel du Syndicat National des Guides de Haute Montagne.
Ici, pas de collections régulières ni de rythme effréné, mais un beau catalogue d’essentiels, sans cesse améliorés. Les prototypes sont testés par des guides. Après leur sortie, les retours d’une communauté plus large affluent. Pour Lagoped, la durabilité, c’est aussi de créer des pièces bien conçues et résistantes (les vêtements techniques sont d’ailleurs garantis 5 ans) et réparables (la marque a un partenariat avec un atelier haut-savoyard).
“L’éco-responsabilité d’usage est importante. Chaque vêtement doit pouvoir être détourné, utilisé dans plein de circonstances différentes, et pas seulement une semaine par an… Sinon, en plus de la "demi-saison", on se met à faire du quart de saison, du huitième de saison…” rigole Christophe. Par exemple, la veste EVE2 peut être utilisée toute l’année, avec une dominante pour les activités hivernales (ski, cascade de glace…).
L’éco-responsabilité d’usage est importante. Chaque vêtement doit pouvoir être détourné, utilisé dans plein de circonstances différentes.
Pour la fin de vie, Lagoped collecte déjà les vêtements usagés auprès des professionnels (qui en font un usage quotidien !). Ensuite, ces textiles sont réinjectés dans Wear2Wear, la filière de recyclage de Sympatex. Tout est fondu, sans même séparer les couches. Un nouveau fil est fabriqué. Avec ce processus, “on devient acteurs d’une filière. On alimente un écosystème qui vise la circularité”.
On alimente un écosystème qui vise la circularité.
"La nature n'est pas un terrain de jeu"
Aujourd’hui, Christophe, Pierre et Julien sont toujours associés, mais seul le premier consacre tout son temps à l’entreprise. Au cours de l'été 2023, la marque a réalisé une levée de fonds de 5,7 millions d'euros. Un levier, pour, entre autres, se développer à l'international et agrandir l'équipe (8 personnes à ce jour) ! En plus du bureau parisien, Lagoped a aussi ouvert une antenne à Annecy, au cœur des Alpes.
Pour le futur, Lagoped va étendre les collections pour plus d’usages... Partie de la haute-montagne, la marque va développer des pièces pour la moyenne montagne et des activités comme le vélo gravel. “Nous allons continuer à faire beaucoup de pédagogie, autour de sujets comme la biodiversité, le traitement des déchets et les problématiques sociales. Les citoyens aussi sont acteurs du développement de la filière”, ajoute Christophe. En 2023, énorme chantier : Lagoped est devenue la première marque en Europe à publier l'éco-score (ou PEF, Product Environmental Footprint) de tous ses vêtements.
Christophe entend également “agrandir la communauté autour d’expériences réelles en situation”. D’ailleurs, la marque a imaginé une "école de montagne", un ensemble de propositions de sorties, pour apprendre l’alpinisme, gagner en autonomie et en sécurité. Mais aussi s'initier aux pratiques respectueuses (en bivouac, notamment) des montagnes et de leurs habitants. “Pour nous, la nature n’est pas un terrain de jeu, affirme Christophe. C’est un tout dont on fait partie. Quand on arrive, il y a déjà des occupants. Notre message, c’est qu’il faut prendre en compte nos impacts dans la pratique sportive". Le co-fondateur de Lagoped l'assure : il faut être attentif, léger et discret pour avoir la chance d’observer le bel oiseau.
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